17
Dans l’Intérieur

 

 

— Bienvenue à l’Intérieur, annonça Nebogipfel, comique avec son ombrelle.

Notre colonne de verre d’un quart de mille de section parcourut absolument sans bruit les quelques derniers yards de sa montée. J’eus l’impression d’être l’assistant que l’illusionniste fait apparaître sur la scène d’un théâtre. Je retirai mes lunettes et me protégeai les yeux de la main.

La plate-forme ralentit jusqu’à l’arrêt complet et son rebord se fondit dans la prairie d’herbe courte et raide qui l’entourait, sans solution de continuité, comme un soubassement en béton qu’on eût édifié là. Mon ombre était une tache noire aux bords tranchés juste sous moi. Il était midi, évidemment ; partout, dans l’Intérieur, il était midi toute la journée et tous les jours ! Le soleil aveuglant me tapait sur la tête et le cou – je présumai que j’allais bientôt être brûlé –, mais le contact exquis de ce rayonnement captif valait bien alors ce désagrément.

Je me retournai pour examiner le paysage.

De l’herbe partout ! Une plaine unie qui allait jusqu’à l’horizon – sauf qu’il n’y avait pas d’horizon dans ce monde aplati. Je levai les yeux, m’attendant à le voir s’incurver vers le haut : car, après tout, je n’étais plus collé à la surface externe d’une petite boule de roc comme la Terre mais à l’intérieur d’une immense coquille creuse. Or il n’y avait aucun effet optique de la sorte ; je ne vis que de l’herbe, encore de l’herbe et, peut-être, quelques bouquets d’arbres ou d’arbustes dans le lointain. Le ciel était une plaine de nuages de haute altitude, légers et teintés de bleu, qui se fondait avec la terre dans une barre de brume et de poussière.

— J’ai l’impression de me trouver sur une immense table, dis-je à Nebogipfel. Je m’attendais à une gigantesque coupole inversée. Le paradoxe est que je ne puis dire si je suis à l’intérieur d’une Sphère démesurée ou à la surface d’une planète géante !

— Il y a des moyens de s’en rendre compte, répondit Nebogipfel de sous son ombrelle. Regardez en l’air.

Et je renversai la tête en arrière. D’abord, je ne voyais que le ciel et le Soleil – c’eût pu être n’importe quel ciel terrestre. Puis, peu à peu, je commençai à distinguer quelque chose au-delà des nuages. C’était cette texture tavelée du ciel que j’avais observée lors de notre montée et que j’avais attribuée à un défaut de mes lunettes. Ces taches évoquaient une aquarelle vue de loin, peinte en bleu, gris et vert mais avec une grande finesse de détails, si bien que les taches les plus vastes n’étaient rien en regard du moindre filament de nuage. On eût plutôt dit une carte, ou plusieurs cartes entassées les unes sur les autres et vues de très loin.

Et ce fut cette analogie qui me conduisit à la vérité.

— C’est l’autre côté de la Sphère, derrière le Soleil… Je suppose que les couleurs que je vois sont des océans, des continents, des chaînes de montagnes et des prairies, peut-être des villes !

C’était un spectacle remarquable – comme si les dépouilles rocheuses de milliers de Terres dépecées avaient été suspendues telles des peaux de lapins. Il n’y avait aucune suggestion de courbure, vu les dimensions considérables de la Sphère. J’avais plutôt l’impression d’être pris en sandwich entre cette prairie aplatie et le couvercle du ciel texturé, avec le Soleil suspendu entre les deux comme une lanterne… et les profondeurs de l’espace à un mille ou deux seulement sous mes pieds !

— N’oubliez pas que lorsque vous regardez vers l’autre côté de l’Intérieur votre regard parcourt le diamètre de l’orbite de Vénus, me rappela Nebogipfel. Vue d’une telle distance, la Terre elle-même serait réduite à un simple point lumineux. Ici, bien des entités topographiques sont construites à une échelle bien plus grande que la Terre elle-même.

— Il doit y avoir des océans assez vastes pour engloutir la Terre ! songeai-je tout haut. Je suppose que les forces géologiques dans une structure pareille sont…

— Il n’y a pas de géologie ici, coupa Nebogipfel. L’Intérieur et ses paysages sont artificiels. Tout ce que vous voyez a été conçu pour être ainsi et est maintenu dans cet état tout à fait intentionnellement.

Il semblait réfléchir plus qu’à l’ordinaire.

— Cette Histoire, poursuivit-il, diffère sur bien des points de cette autre que vous avez décrite. Mais il y a quelques constantes : ce monde-ci connaît un jour perpétuel, au contraire de mon propre monde nocturne. Nous nous sommes effectivement scindés en espèces opposées, celle de la Lumière et celle des Ténèbres, tout comme dans l’autre Histoire.

Nebogipfel me conduisit alors au bord de notre disque de verre. Il resta sur la plate-forme, l’ombrelle inclinée au-dessus de sa tête tandis que j’avançais audacieusement sur l’herbe environnante. Le sol était dur sous mes pieds, mais j’étais heureux de sentir sous moi une surface différente après des jours de cet autre Sol insipide et flexible. Bien que courte, l’herbe était de la sorte raide et robuste qu’on rencontre communément près du bord de la mer ; et, lorsque je me baissai pour enfoncer mes doigts dans la terre, je m’aperçus que le sol était sablonneux et très sec. Je déterrai un petit coléoptère dans la rangée de petites excavations creusées par mes doigts ; il détala et disparut en s’enfonçant dans le sable.

Une brise sifflait parmi les herbes. Je remarquai l’absence de chants d’oiseaux, de cris d’animaux.

— Ce sol n’est pas tellement fertile, criai-je à Nebogipfel.

— Non, mais le… (ici un vocable liquide que je ne pus identifier) est en train de se reconstituer.

— Qu’avez-vous dit ?

— Je parle du complexe de plantes, d’insectes et d’animaux qui fonctionnent ensemble en interdépendance. Il ne s’est écoulé que quarante mille ans après la guerre.

— Quelle guerre ?

C’est alors que Nebogipfel haussa les épaules jusqu’à en faire se hérisser les poils de son dos, geste qu’il avait forcément appris de moi !

— Qui sait ? Ses causes sont oubliées, les combattants – les nations et leurs enfants – sont tous morts.

— Vous m’aviez dit qu’il n’y avait pas de conflits armés ici, lui dis-je d’un ton accusateur.

— Pas chez les Morlocks, dit-il. Mais dans l’Intérieur… Celui-ci fut très destructeur. De grosses bombes tombèrent. Le pays fut dévasté, toute vie en fut oblitérée.

— Mais, sûrement, les végétaux, les petits animaux…

— Toute vie. Vous ne comprenez pas. Tout est mort, sauf l’herbe et les insectes, sur un million de milles carrés. Et c’est seulement maintenant que le terrain ne recèle plus de danger.

— Nebogipfel, quelle sorte de gens vivent ici ? Sont-ils comme moi ?

Il attendit avant de répondre.

— Certains imitent votre variante archaïque. Mais il y a même quelques formes encore plus anciennes. J’ai entendu parler d’une colonie de Néandertaliens reconstitués qui ont réinventé les légendes de ce peuple disparu… Et puis il y a ceux qui ont évolué plus loin que vous : qui divergent de vous autant que moi, mais sous des aspects différents. La Sphère est vaste. Si vous le désirez, je vous emmène dans une colonie qui est une approximation de votre propre race…

— Oh… Je ne sais pas vraiment ce que je veux ! Je me sens écrasé par ce lieu, ce monde des mondes, Nebogipfel. Je veux voir ce que je peux en tirer avant de choisir l’endroit où je passerai ma vie. Comprenez-vous cela ?

Il ne discuta pas cette proposition : il semblait impatient de se mettre à l’abri du soleil.

— Très bien. Lorsque vous voudrez me revoir, retournez sur la plate-forme et appelez-moi par mon nom.

Ainsi commença mon séjour solitaire dans l’Intérieur de la Sphère.

 

Dans ce monde de midi perpétuel, point de cycle de jours et de nuits pour évaluer le passage du temps. J’avais toutefois ma montre de gousset : l’heure qu’elle affichait n’avait évidemment pas de sens après mes transits dans le temps et l’espace ; mais elle me servait à délimiter des périodes de vingt-quatre heures.

Nebogipfel avait matérialisé un abri à partir de la plateforme : une méchante cabane carrée avec une unique petite fenêtre et une porte à diaphragme comme celle que j’ai déjà décrite. Il me laissa un plateau de nourriture et d’eau et me montra comment renouveler ces provisions : je repoussais le plateau dans la surface de la plateforme – bizarre sensation ! –, et, quelques secondes plus tard, un nouveau plateau s’élevait de la surface, complètement garni. Ce processus contre nature me soulevait le cœur, mais je n’avais pas d’autre source de ravitaillement et refoulai donc mon dégoût. Nebogipfel me montra également comment insérer les objets dans la plate-forme pour les laver, ainsi qu’il le faisait pour laver jusqu’à ses doigts. Ainsi nettoyai-je mes vêtements et mes chaussures – mon pantalon, toutefois, me revint non repassé –, mais jamais je ne pus me résoudre à introduire ainsi une partie de mon corps. L’idée de mettre une main, un pied – ou, pis encore, mon visage – à l’intérieur de cette surface unie m’était intolérable et je continuai à me laver à l’eau.

Il me manquait toujours un nécessaire de rasage, d’ailleurs. J’avais maintenant la barbe longue et fournie, mais c’était une masse tristement compacte de couleur gris acier.

Nebogipfel me montra comment je pouvais développer l’usage de mes lunettes. En en touchant la surface sous certains angles, je pouvais leur faire grossir les images d’objets lointains et les rapprocher avec une netteté toute réaliste. Je chaussai immédiatement les lunettes et les braquai sur une ombre lointaine que j’avais prise pour un bouquet d’arbres mais qui se révéla n’être qu’un simple affleurement d’une roche apparemment érodée, voire fondue.

Les tout premiers jours, je me contentai d’être simplement là, dans cette prairie meurtrie. Je pris l’habitude de faire de longues promenades ; je retirais mes bottes pour savourer le plaisir de sentir l’herbe et le sable entre mes orteils et il m’arrivait souvent de ne conserver que mon caleçon sous le chaud soleil. Je ne tardai pas à être hâlé comme un brugnon – bien que la proue de mon front dégarni fut quelque peu calcinée – et ce fut comme une cure de repos à Bognor Régis !

Le soir, je me retirais dans ma cabane. Elle était confortable une fois la porte close et j’y dormais bien, ma veste enroulée en guise d’oreiller, avec, sous moi, la chaude douceur de la plate-forme.

Je consacrais le plus clair de mon temps à examiner l’Intérieur avec mes lunettes grossissantes. Assis au bord de ma plate-forme ou couché au creux de l’herbe moelleuse, la tête calée sur ma veste, je scrutais toute l’étendue de ce ciel complexe.

La portion de l’Intérieur diamétralement opposée, derrière le Soleil, devait être située sur l’équateur de la Sphère. Je présumai donc que cette région serait très semblable à la Terre : un lieu où la pesanteur était la plus forte et où l’air était comprimé. Cette zone centrale était relativement étroite et devait avoir tout au plus quelque dix millions de milles de largeur. (Je dis « tout au plus » sans hésiter, bien qu’évidemment je n’ignorasse pas que la Terre ne serait pas plus visible qu’un grain de poussière devant cette titanesque toile de fond !) Au-delà de cette zone centrale, la surface, d’un gris terne, était difficile à voir derrière le filtre bleu du ciel et je ne pouvais guère y distinguer de détails. Dans une de ces fameuses régions des hautes latitudes s’étalait une large tache blanc argenté où s’inscrivaient des formes d’un gris délicat qui me rappelèrent les mers lunaires ; dans une autre, j’aperçus une tache orange vif – presque parfaitement elliptique – dont je ne pus en rien appréhender la nature. Je me souvins des deux Morlocks modifiés que j’avais rencontrés, venus des régions à faible pesanteur des enveloppes extérieures, loin de l’équateur ; et je me demandai si d’aventure il n’y aurait pas des humains déformés vivant dans ces lointains planisphères des hautes latitudes de l’Intérieur.

Or, lorsque j’examinai la ceinture centrale interne géomorphe, elle me sembla en grande partie inhabitée ; je voyais des océans gigantesques et des déserts assez vastes pour engloutir des planètes, le tout brillant sous un soleil éternel. Ces vaines immensités de terre ou d’eau séparaient des mondes-îles : des régions guère plus étendues que la Terre ne l’eût été si on l’avait dépecée et étalée sur la même surface, et riches en détails.

Ici, je vis un monde de prairies et de forêts où des villes aux édifices étincelants se dressaient au-dessus des arbres. Là, je distinguai un monde enfermé dans la glace, dont les habitants devaient survivre comme l’avaient fait mes ancêtres lors des glaciations en Europe ; peut-être, me demandai-je, était-il refroidi parce qu’il était monté sur d’immenses plates-formes qui l’exhaussaient au-dessus de l’atmosphère. Certains de ces mondes portaient la marque de l’industrie : une texture urbaine complexe, la fumée brumeuse des usines, des baies hachurées de ponts, les sillages empanachés des navires sur des mers intérieures et, parfois, une traînée de vapeur dans la haute atmosphère que je supposais être issue de quelque engin volant.

Tout cela m’était passablement familier, mais certains mondes étaient totalement au-delà de ma compréhension.

J’aperçus fugitivement des villes qui flottaient au-dessus de leur propre ombre ; et d’immenses constructions, dont l’ampleur aurait écrasé la Grande Muraille de Chine, qui s’étalaient sur des paysages artificiels… Je n’arrivais pas à imaginer quelle sorte d’Hommes pût habiter pareils endroits.

 

Certains jours, je m’éveillais dans une relative obscurité. Une vaste chape de nuages pesait sur la terre et une forte pluie ne tardait pas à tomber. Il me vint à l’idée que le temps dans l’Intérieur devait être contrôlé – comme l’étaient sans doute tous les autres aspects de sa morphologie –, car je n’avais aucune peine à imaginer les gigantesques énergies cycloniques qui pouvaient être engendrées par la rotation rapide de ce monde démesuré. Je me promenais alors sous l’ondée, savourant l’odeur piquante de l’eau fraîchement tombée. En ces jours-là, la prairie prenait une apparence beaucoup plus terrestre tandis que l’énigmatique face opposée de l’Intérieur et son incertain horizon étaient cachés par la pluie et les nuages.

Après de longues observations à l’aide des lunettes télescopiques, je découvris que la plaine herbue qui m’entourait était tout aussi uniforme qu’elle m’avait semblé au premier coup d’œil. Un jour de chaleur et de plein soleil, je décidai de gagner l’affleurement rocheux mentionné plus haut, seul repère visible au sein de l’horizon embrumé, même par le plus clair des temps. J’emportai de l’eau et un peu de nourriture dans un balluchon que j’improvisai avec ma pauvre veste, et me voilà parti. J’allai aussi loin que je pus avant de me fatiguer puis je m’allongeai et essayai de dormir. Mais je ne pouvais pas rester sur place, pas sous ce soleil sans ombre, et, au bout de quelques heures, je renonçai au sommeil. Je continuai encore un peu, mais apparemment sans me rapprocher de l’affleurement rocheux, et je commençai à avoir peur, si loin de la plateforme. Et si je tombais d’épuisement ou étais victime de quelque accident ? Je ne pourrais jamais plus appeler Nebogipfel et devrais renoncer à tout projet de retour à ma propre époque : en vérité, je devrais mourir dans l’herbe comme une gazelle blessée. Et tout cela pour aller voir de plus près un amas de rochers anonyme !

Convaincu de ma stupidité, je rebroussai chemin et regagnai ma plate-forme.

Les Vaisseaux du Temps
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